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L’instant décisif
En préface de son premier album, « Images à la sauvette »,
publié en l952, Henri Cartier-Bresson parle de son travail.
Intitulé « L’instant décisif », c’est le seul grand texte
où il développe sa conception de la photo. Une référence pour
tous les professionnels. J’ai toujours eu une passion pour
la peinture. Etant enfant j’en faisais le jeudi et le dimanche,
j’en rêvais les autres jours. J’avais bien un Brownie Box,
comme beaucoup d’enfants, mais je ne m’en servais que de temps
à autre pour remplir de petits albums avec mes souvenirs de
vacances. Ce n’est que beaucoup plus tard que je commençai
à mieux regarder à travers l’appareil; mon petit monde s’élargissait
et ce fut la fin des photos de vacances. Il y avait aussi
le cinéma, Les Mystères de New York, avec Pearl White, les
grands films de Griffith, Le Lys brisé, les premiers films
de Stroheim, Les Rapaces, ceux d’Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine,
puis le Jeanne d’Arc de Dreyer; ils m’ont appris à voir. Plus
tard, j’ai connu des photographes qui avaient des épreuves
d’Atget; elles m’ont beaucoup impressionné. Je me suis alors
acheté un pied, un voile noir, un appareil 9xl2 en noyer ciré,
équipé d’un bouchon d’objectif qui tenait lieu d’obturateur;
cette particularité me permettait d’affronter uniquement ce
qui ne bougeait pas. Les autres sujets étaient trop compliqués
ou me paraissaient trop « amateur », je croyais ainsi me dédier
à l’Art. Je développais et tirais les épreuves moi même dans
une cuvette et ce bricolage m’amusait. Je soupçonnais à peine
certains papiers d’être contrastés et d’autres doux; d’ailleurs,
cela ne me préoccupait guère; mais j’enrageais quand les images
ne sortaient pas. En 1931, à 22 ans, je suis parti pour l’Afrique.
En Côte d’Ivoire, j’ai acheté un appareil, mais je ne me suis
aperçu qu’au retour, au bout d’un an, qu’il était plein de
moisissures; toutes les photos étaient surimpressionnées de
fougères arborescentes. Ayant alors été très malade, j’ai
dû me soigner; une petite mensualité me permettait de me débrouiller,
je travaillais avec joie et pour mon plaisir. J’avais découvert
le Leica, il est devenu le prolongement de mon oeil et ne
me quitte plus. Je marchais toute la Journée l’esprit tendu,
cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme
des flagrants délits. J’avais surtout le désir de saisir dans
une seule image l’essentiel d’une scène qui surgissait. Faire
des reportages photographiques, c’est-à-dire raconter une
histoire en plusieurs photos, cette idée ne m’était jamais
venue; ce n’est que plus tard, en regardant le travail de
mes amis du métier et les revues illustrées et en travaillant
à mon tour pour elles que peu à peu j’ai appris à faire un
reportage. J’ai beaucoup circulé, bien que je ne sache pas
voyager. J’aime le faire avec lenteur, ménageant les transitions
entre les pays. Une fois arrivé, j’ai presque toujours le
désir de m’y établir pour mieux encore mener la vie du pays.
Je ne saurais être un globe trotter. Avec quatre autres photographes
indépendants, nous avons fondé en 1947 notre coopérative,
Magnum Photos, qui diffuse nos reportages photographiques
à travers les revues françaises et étrangères. Je suis toujours
un amateur, mais plus un dilettante.
LE REPORTAGE En quoi consiste un reportage photographique
? Parfois une photo unique, dont la forme ait assez de rigueur
et de richesse et dont le contenu ait assez de résonance,
peut se suffire à elle même; mais cela est rarement donné;
les éléments du sujet qui font jaillir l’étincelle sont souvent
épars; on n’a pas le droit de les rassembler de force, les
mettre en scène serait une tricherie d’où l’utilité du reportage;
la page réunira ces éléments complémentaires répartis sur
plusieurs photos. Le reportage est une opération progressive
de la tête, de l’oeil et du coeur pour exprimer un problème,
fixer un événement ou des impressions. Un événement est tellement
riche qu’on tourne autour pendant qu’il se développe. On en
cherche la solution. On la trouve parfois en quelques secondes,
parfois elle demande des heures, ou des jours; il n’y a pas
de solution standard; pas de recette, il faut être prêt, comme
au tennis. La réalité nous offre une telle abondance que l’on
doit couper sur le vif, simplifier, mais coupe-t-on toujours
ce qu’il faut ? Il est nécessaire d’arriver, tout en travaillant,
à la conscience de ce que l’on fait. Quelquefois, on a le
sentiment que l’on a pris la photo la plus forte, et, pourtant,
on continue à photographier, ne pouvant prévoir avec certitude
comment l’événement continuera de se développer. On évitera
cependant de mitrailler, en photographiant vite et machinalement,
de se surcharger ainsi d’esquisses inutiles qui encombrent
la mémoire et nuiront à la netteté de l’ensemble. La mémoire
est très importante, mémoire de chaque photo prise en galopant
à la même allure que l’événement; on doit pendant le travail
être sûr que l’on n’a pas laissé de trou, que l’on a tout
exprimé, car après il sera trop tard, on ne pourra reprendre
l’événement à rebours. Pour nous, il y a deux sélections qui
se font, donc deux regrets possibles; l’un lorsqu’on est confronté
dans le viseur à la réalité, l’autre, une fois les images
développées et fixées, lorsqu’on est obligé de se séparer
de celles qui, bien que justes, seraient moins fortes. Quand
il est trop tard, on sait exactement pourquoi on a été insuffisant.
Souvent, pendant le travail, une hésitation, une rupture physique
avec l’événement vous a donné le sentiment de n’avoir pas
tenu compte de tel détail dans l’ensemble; surtout, ce qui
est très fréquent, l’oeil s’est laissé aller à la nonchalance,
le regard est devenu vague, cela a suffi. C’est pour chacun
de nous, en partant de notre oeil, que commence l’espace qui
va s’élargissant jusqu’à l’infini, espace présent qui nous
frappe avec plus ou moins d’intensité et qui va immédiatement
s’enfermer dans nos souvenirs et s’y modifier. De tous les
moyens d’expression, la photographie est le seul qui fixe
un instant précis. Nous jouons avec des choses qui disparaissent
et quand elles ont disparu, il est impossible de les faire
revivre. On ne retouche pas son sujet; on peut tout au plus
choisir parmi les images recueillies pour la présentation
du reportage. L’écrivain a le temps de réfléchir avant que
le mot ne se forme, avant de le coucher sur le papier; il
peut lier plusieurs éléments. Il y a une période où le cerveau
oublie, un tassement. Pour nous, ce qui disparaît disparaît
à jamais de là, notre angoisse et aussi l’originalité essentielle
de notre métier. Nous ne pouvons refaire notre reportage une
fois rentrés à l’hôtel. Notre tâche consiste à observer la
réalité avec l’aide de ce carnet de croquis qu’est notre appareil,
à la fixer mais pas à la manipuler, ni pendant la prise de
vue, ni au laboratoire, par de petites cuisines. Tous ces
truquages se voient, pour qui a 1’œil. Dans un reportage photographique
on vient compter les coups, un peu comme un arbitre, et fatalement
on arrive comme un intrus. Il faut donc approcher le sujet
à pas de loup, même s’il s’agit d’une nature morte Faire patte
de velours, mais avoir l’oeil aigu. Pas de bousculade ; on
ne fouette pas l’eau avant de pêcher Pas de photos au magnésium1,
bien entendu, par respect ne serait ce que pour la lumière,
même absente Sinon le photographe devient quelqu’un d’insupportablement
agressif. Ce métier tient tellement aux relations que l’on
établit avec les gens qu’un mot peut tout gâcher, et toutes
les alvéoles se referment. Ici encore, pas de système, sinon
de se faire oublier ainsi que l’appareil, qui est toujours
trop voyant. Les réactions sont tellement différentes selon
les pays et les milieux; dans tout l’Orient, un photographe
impatient ou simplement pressé se couvre de ridicule, ce qui
est irrémédiable. Si jamais on a été gagné de vitesse et que
quelqu’un vous a remarqué avec votre appareil, il n’y a plus
qu’à oublier la photographie, et laisser gentiment les enfants
s’agglutiner à vos jambes.
1 Ancienne technique utilisée
comme lumière d’éclairage d’appoint, aujourd’hui on utilise
le flash.
LE SUJET Comment nierait on le sujet ? Il s’impose. Et parce
qu’il y a des sujets dans tout ce qui se passe dans le monde
comme dans notre univers le plus personnel, il suffit d’être
lucide vis-à-vis de ce qui se passe et d’être honnête vis-à-vis
de ce que nous sentons. Se situer, en somme, par rapport à
ce que l’on perçoit. Le sujet ne consiste pas à collecter
des faits, car les faits en eux mêmes n’offrent guère d’intérêt.
L’important, c’est de choisir parmi eux; de saisir le fait
vrai par rapport à la réalité profonde. En photographie, la
p1us petite chose peut être un grand sujet, le petit détail
humain devenir un leitmotiv. Nous voyons et faisons voir dans
une sorte de témoignage le monde qui nous entoure et c’est
l’événement par sa fonction propre qui provoque le rythme
organique des formes. Quant à la façon de s’exprimer, il y
a mille et un moyens de distiller ce qui nous a séduits. Laissons
donc à l’ineffable toute sa fraîcheur et n’en parlons plus.
Il y a tout un domaine qui n’est p1us exploité par la peinture,
certains disent que la découverte de la photographie en est
la cause; de toute façon, la photographie en a repris une
partie sous forme d’illustrations. Mais n’attribue-t-on pas
à la découverte de la photographie l’abandon par les peintres
d’un de leurs grands sujets, le portrait ? La redingote, le
képi, le cheval rebutent désormais le plus académique d’entre
eux, qui se sentira étranglé par tous les boutons de guêtre
de Meissonier. Nous, peut-être parce que nous atteignons une
chose bien moins permanente que les peintres, pourquoi en
serions nous gênés ? Nous nous en amusons plutôt, car à travers
notre appareil nous acceptons la vie dans toute sa réalité.
Les gens souhaitent se perpétuer dans leur portrait et ils
tendent à la postérité leur bon profil ; désir souvent mé1é
d’une certaine crainte magique, ils donnent prise. Un des
caractères émouvants du portrait, c’est aussi de retrouver
la similitude des hommes, leur continuité à travers tout ce
qui décrit leur milieu; ne serait ce que dans l’album de famille,
prendre l’oncle pour son petit neveu Mais, si le photographe
atteint le reflet d’un monde tant extérieur qu’intérieur,
c’est que les gens sont « en situation », comme on dit dans
le langage du théâtre. Il devra respecter l’ambiance, intégrer
l’habitat qui décrit le milieu, éviter surtout l’artifice
qui tue la vérité humaine et aussi faire oub1ier l’appareil
et celui qui le manipule. Un matériel comp1iqué et des projecteurs
empêchent à mon avis le petit oiseau de sortir. Qu’y a-t il
de p1us fugace qu’une expression sur un visage ? La première
impression que donne ce visage est très souvent juste et,
si elle s’enrichit lorsque nous fréquentons les gens, il devient
aussi plus difficile d’en exprimer 1a nature profonde à mesure
que nous connaissons ceux ci p1us intimement. Il me paraît
assez périlleux d’être portraitiste 1orsqu’on travaille sur
commande pour des clients car, à part que1ques mécènes, chacun
veut être flatté, il ne reste a1ors plus rien de vrai. Les
clients se méfient de l’objectivité de l’appareil tandis que
le photographe recherche une acuité psycho1ogique ; deux reflets
se rencontrent, une certaine parenté se dessine entre tous
les portraits d’un même photographe, car cette compréhension
des gens est liée à la structure psychologique du photographe
lui-même. L’harmonie se retrouve en cherchant l’équilibre
à travers l’asymétrie de tout visage, ce qui fait éviter la
suavité ou le grotesque. A l’artifice de certains portraits,
je préfère de beaucoup ces petites photos d’identité serrées
les unes contre les autres aux vitrines des photographes de
passeport. A ces visages là on peut toujours poser une question,
et l’on y découvre une identité documentaire à défaut de l’identification
poétique que l’on espère obtenir.
LA COMPOSITION Pour qu’un sujet porte dans toute son identité,
les rapports de forme doivent être rigoureusement établis.
On doit situer son appareil dans l’espace par rapport à l’objet,
et là commence le grand domaine de la composition. La photographie
est pour moi la reconnaissance dans la réalité d’un rythme
de surfaces, de lignes ou de valeurs ; l’oeil découpe le sujet
et l’appareil n’a qu’à faire son travail, qui est d’imprimer
sur la pellicule la décision de l’œil. Une photo se voit dans
sa totalité, en une seule fois, comme un tableau la composition
y est une coalition simultanée, la coordination organique
d’éléments visuels. On ne compose pas gratuitement, il faut
une nécessité et l’on ne peut séparer le fond de la forme.
En photographie, il y a une plastique nouvelle, fonction de
lignes instantanées, nous travaillons dans le mouvement, une
sorte de pressentiment de la vie, et la photographie doit
saisir dans le mouvement l’équilibre expressif, notre oeil
doit constamment mesurer, évaluer. Nous modifions les perspectives
par un léger fléchissement des genoux, nous amenons des coïncidences
de lignes par un simple déplacement de la tête d’une fraction
de millimètre, mais ceci ne peut être fait qu’avec la vitesse
d’un réflexe et nous évite heureusement d’essayer de faire
de « l’art ». On compose presque en même temps que l’on presse
le déclic et, en plaçant l’appareil plus ou moins loin du
sujet, on dessine le détail, on le subordonne, ou bien on
est tyrannisé par lui. Il arrive parfois qu’insatisfait on
reste figé, attendant que quelque chose se passe, parfois
tout se dénoue et il n’y aura pas de photo, mais que par exemple
quelqu’un vienne à passer, on suit son cheminement à travers
le cadre du viseur, on attend, attend, on tire, et l’on s’en
va avec le sentiment d’avoir quelque chose dans son sac. Plus
tard, on pourra s’amuser à tracer sur la photo la moyenne
proportionnelle ou autres figures et l’on s’apercevra qu’en
déclenchant l’obturateur à cet instant on a fixé instinctivement
des lieux géométriques précis sans lesquels la photo était
amorphe et sans vie. La composition doit être une de nos préoccupations
constantes, mais au moment de photographier elle ne peut être
qu’intuitive, car nous sommes aux prises avec des instants
fugitifs où les rapports sont mouvants Pour appliquer le rapport
de la section d’or, le compas du photographe ne peut être
que dans son œil. Toute analyse géométrique, toute réduction
à un schéma ne peut, cela va de soi être produite qu’une fois
la photo faite, développée, tirée, et elle ne peut servir
que de matière à réflexion. J’espère que nous ne verrons jamais
le jour où les marchands vendront les schémas gravés sur des
verres dépolis. Le choix du format de l’appareil joue un grand
rôle dans l’expression du sujet, ainsi le format carré par
la similitude de ses côtés a tendance à être statique, il
n’y a d’ailleurs guère de tableaux carrés. Si l’on découpe
tant soit peu une bonne photo, on détruit fatalement ce jeu
de proportions et, d’autre part, il est très rare qu’une composition
faible à la prise de vue puisse être sauvée en cherchant à
la recomposer en chambre noire, rognant le négatif sous l’agrandisseur,
l’intégrité de la vision n’y est plus. On entend souvent parler
d’angles de prise de vue, mais les seuls angles qui existent
sont les angles de la géométrie de la composition. Ce sont
les seuls angles valables et non ceux que fait le monsieur
en se jetant à plat ventre pour obtenir des effets ou autres
extravagances.
LA TECHNIQUE Les découvertes de la chimie et de l’optique
élargissent notre champ d’action, à nous de les appliquer
à notre technique afin de nous perfectionner. Mais il y a
tout un fétichisme qui s’est développé au sujet de la technique
photographique. Celle-ci doit être créée et adaptée uniquement
pour réaliser une vision; elle est importante dans la mesure
où l’on doit la maîtriser pour rendre ce que l’on voit ; c’est
le résultat qui compte, la preuve à conviction que laisse
la photo, sinon on ne tarirait pas de décrire toutes les photos
ratées et qui n’existent plus que dans l’oeil du photographe.
Notre métier de reporter n’a qu’une trentaine d’années, il
s’est perfectionné grâce aux petits appareils très maniables,
aux objectifs très lumineux et aux pellicules à grain fin
très rapides, développées pour les besoins du cinéma. L’appareil
est pour nous un outil et non un joli jouet mécanique. Il
suffit de se sentir à l’aise avec l’appareil qui convient
à ce que l’on veut faire Le maniement de l’appareil, le diaphragme,
les vitesses, etc. doivent devenir un réflexe, comme de changer
de vitesse en automobile, et il n’y a pas à épiloguer sur
toutes ces opérations, mê me les plus compliquées; elles sont
énoncées avec une précision militaire dans le manuel d’instruction
fourni par tous les fabricants avec l’appareil et son sac
en peau de vache. Il est nécessaire de dépasser ce stade,
au moins dans les conversations. De même dans le tirage des
jolies épreuves. Dans l’agrandissement, il faut respecter
les valeurs de la prise de vue ou, pour les rétablir, modifier
l’épreuve selon l’esprit qui a prévalu au moment de la prise
de vue. Il faut rétablir le balancement que l’oeil fait perpétuellement
entre une ombre et une lumière, et c’est pour cela que les
derniers instants de création photographique se passent dans
le laboratoire. Je m’amuse toujours de l’idée que certaines
personnes se font de la technique en photographie, et qui
se traduit par un goût immodéré pour la netteté de l’image;
est-ce la passion du minutieux, du fignolé, ou espèrent elles
par ce trompe l’oeil serrer ainsi la réalité de plus près
? Elles sont d’ailleurs tout aussi éloignées du véritable
problème que celles de l’autre génération qui enveloppaient
de flou artistique toutes leurs anecdotes.
LES CLIENTS L’appareil photographique permet de tenir une
sorte de chronique visuelle. Nous autres reportersphotographes
sommes des gens qui fournissons des informations à un monde
pressé, accablé de préoccupations, enclin à la cacophonie,
plein d’êtres qui ont besoin de la compagnie d’images. Le
raccourci de la pensée qu’est le langage photographique a
un grand pouvoir, mais nous portons un jugement sur ce que
nous voyons et ceci implique une grande responsabilité. Entre
le public et nous, il y a l’imprimerie, qui est le moyen de
diffusion de notre pensée; nous sommes des artisans qui livrons
aux revues illustrées leur matière première. J’ai éprouvé
une véritable émotion lorsque j’ai vendu ma première photo
(à ‘Vu’), c’était le début d’une longue alliance avec les
publications illustrées; ce sont elles qui mettent en valeur
ce que vous avez voulu dire, mais qui parfois, malheureusement,
le déforment; le magazine diffuse ce qu’a voulu montrer le
photographe, mais celui-ci risque aussi quelque fois de se
laisser façonner par les goûts et les besoins du magazine.
Dans un reportage, les légendes doivent être le contexte verbal
des images, ou venir les cerner de ce que l’on ne peut faire
tenir dans l’appareil ; mais dans les salles de rédaction
il se peut malheureusement qu’il se glisse quelques erreurs
; elles ne sont pas toujours de simples coquilles, et bien
souvent le lecteur vous en tient seul responsable. Ce sont
des choses qui arrivent. Les photos passent par les mains
du rédacteur en chef et du metteur en pages. Le rédacteur
doit faire son choix parmi une trentaine de photos qui constituent
généralement le reportage (et c’est un peu comme s’il avait
à découper un texte pour en faire des citations). Le reportage
a des formes fixes comme la nouvelle et ce choix du rédacteur
sera déployé sur deux, trois ou quatre pages selon l’intérêt
qu’il y porte et l’incidence des crises du papier. On ne peut,
tandis que l’on est en train de faire un reportage, penser
à sa future mise en pages. Le grand art du metteur en pages
est de savoir extraire de son éventail de photos l’image qui
mérite la page entière, ou la double page, de savoir insérer
le petit document qui servira de locution conjonctive dans
l’histoire. Il lui arrive souvent d’avoir à découper une photo
pour n’en conserver que la partie qui lui semble la plus importante,
car pour lui c’est l’unité de la page qui prime et souvent
la composition conçue par le photographe se trouve ainsi détruite
mais, en fin de compte, c’est au metteur en pages que l’on
doit être reconnaissant d’une bonne présentation où les documents
sont encadrés de marges aux espaces justes, et où chaque page
ayant son architecture et son rythme exprime bien l’histoire
telle qu’on l’a conçue. Enfin, la dernière angoisse du photographe
lui est réservée lorsqu’il feuillette le magazine, y découvrant
son reportage. Je viens de m’étendre quelque peu sur un aspect
de la photographie, mais il yen a bien d’autres, depuis les
photos du catalogue de publicité jusqu’aux touchantes images
qui jaunissent au fond des portefeuilles. Je n’ai jamais cherché
ici à définir la photographie en général. Une photographie
est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction
de seconde, d’une part de la signification d’un fait et, de
l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues
visuellement qui expriment ce fait. C’est en vivant que nous
nous découvrons, en même temps que nous découvrons le monde
extérieur ; il nous façonne, mais nous pouvons aussi agir
sur lui. Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes,
l’intérieur et l’extérieur, qui dans un dialogue constant
n’en forment qu’un, et c’est ce monde qu’il nous faut communiquer.
Mais ceci ne concerne que le contenu de l’image et, pour moi,
le contenu ne peut se détacher de la forme; par forme, j’entends
une organisation plastique rigoureuse par laquelle, seule,
nos conceptions et émotions deviennent concrètes et transmissibles.
En photographie, cette organisation visuelle ne peut être
que le fait d’un sentiment spontané des rythmes plastiques.
1952 LA PHOTOGRAPHIE ET LA COULEUR (Postscriptum, 2 décembre
1985) La couleur, en photographie, est basée sur un prisme
élémentaire et, pour l’instant, il ne peut en être autrement,
car on n’a pas trouvé les procédés chimiques qui permettraient
la décomposition et recomposition si complexe de la couleur
(en pastel par exemple, la gamme des verts comporte 375 nuances
!). Pour moi, la couleur est un moyen très important d’information,
mais très limité sur le plan de la reproduction, qui reste
chimique et non transcendantale, intuitive comme en peinture.
A la différence du noir, donnant la gamme la plus complexe,
la couleur, par contre, n’offre qu’une gamme tout à fait fragmentaire.
Henri Cartier Bresson
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